Arc Magazine - Issue 6 - septembre 2012

AUDRY N’AIME PAS PARIS, il y passe tout au plus,
chemin faisant entre la Martinique et la Belgique.
Audry n’aime pas les questions – ce qui est problématique lorsqu’un
magazine d’art de la Caraïbe vous a sollicité pour l’interviewer.
Moment mémorable passé dans un café avec un artiste en avance
d’une foulée sur sa propre pensée.
Pour l’écriture de l’interview : impro totale
Pour la mind map : création exclusive pour Arc Magazine
Merci à Holly Bynoe et Nadia Huggins pour leur confiance

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EST-IL VRAI QUE TOUCHER LES AILES
D’UN PAPILLON LE CONDAMNE ? 

Comma ou virgule : Insecte lépidoptère – papillon – de jour de la famille des hespéridés,
dont le dos, les ailes sont de couleur brun-orange avec des points blancs nombreux
sous les postérieures. Mais aussi ancien nom du traditionnel « deux-points » qui
se plaçait entre deux espaces égales…

Ce sera donc par la ponctuation que j’aborderai l’œuvre d’Audry Liseron-Monfils, ponctuation notamment présente dans son œuvre plastique (cf. « Corpus 04.02 ») mais aussi dans son attitude au monde en tant qu’homme ordonnant son discours. Dessin, installation d’objets presque ready-made, performance : le vocabulaire est simple et déjà bien intégré à l’histoire de l’art – le terme de performance ayant été pour la première fois utilisé en 1914 par les futuristes, lors d’une soirée-événement à Naples. D’où nous vient donc cette curiosité, cette interrogation lorsque l’on se trouve en présence de ses « œuvres en chantier » dixit l’artiste, comme « Scapesflowsdrawings » ou « What’s night’s up to » ? La respiration induite dans un texte par l’utilisation de signes de ponctuation est comme celle du marathonien : il s’agit de la gestion de l’effort sur la durée (physique pour l’un, de lecture pour l’autre) avec pour motivation réelle non pas l’arrivée mais le vécu parcouru…

Je pratique ce que l’on appelle la manœuvre active, (tentative d’infiltration comportementale de l’environnement par l’artiste et des objets prolongateurs) qui fait partie de l’art performatif. L’intérêt pour moi de la performance n’est pas dans l’exploit physique (cf. Corps us « my Favourite Swimming Pool »). Elle permet surtout de brouiller les frontières en mixant les médiums et les médias. La performance ramène au concept de dispositif, auquel je suis particulièrement attentif. Aussi, lorsque je dessine, ce n’est pas tant la représentation qui m’importe, mais plutôt la durée nécessaire à la réalisation de ce dessin et l’articulation des dessins entre eux. Au niveau conceptuel, ma pratique s’articule autour de deux pôles complémentaires : le contrôle et l’expérimentation. Cette bipolarité existe aussi dans mon expression plastique, avec souvent l’exposition d’œuvres formelles conjointement à la réalisation d’une performance. Mes performances peuvent se dérouler en public, mais ce n’est ni une obligation, ni une finalité. Le versant « spectacle » ne fait pas partie de mes objectifs, et il arrive que la performance soit réalisée avant l’arrivée des visiteurs, qui n’en voient que les traces. Si je pousse mon raisonnement jusqu’à sa limite, il sera peut-être nécessaire que je remplace la performance par la modélisation 3D (comme c’est déjà le cas dans le travail de « Tip it over ») puisque ce sont les gestes, le temps et le sens qui retiennent mon attention.

« La Création fut le premier acte de sabotage. » Emil Michel Cioran Je lutte contre certaines facilités – de savoir-faire notamment – parce que je recherche le contre champ de la séduction. On pourrait parler de sabotage, oui, peut-être en sachant que le terme ne fait pas simplement référence à l’idée de ruiner, mais aussi à celle du sabot (et on en revient au pied chaussé de la résidence d’artiste à Kër Thiossane à l’occasion d’Afropixel en 2010). J’utilise des méthodologies que j’extrais d’un contexte pour les expérimenter dans un autre contexte. L’ensemble pourrait paraître très figé et définitif, si mon intuition n’était pas sollicitée à son tour. Il s’agit d’un détournement dans le sens situationniste. En tant qu’individu et qui plus est artiste, je propose au monde cette idée de vigilance : refusons les représentations immuables. Cette volonté de clarté visuelle, l’idée de responsabilité du regard que l’on porte sur notre environnement, du danger à être victime de manipulation, se retrouve dans mon projet Corp-us « Bright Light of the Dark Eyes » réalisé lors de ma résidence à Bandits-Mages. Mon « voir-critique », je l’exerce aussi en puisant dans l’actualité ou dans l’histoire de l’art. Lorsque je dessine la tête de lapin en bronze de la collection d’Yves Saint Laurent « My auction YSL-B », elle est parfaitement représentée. Je vais alors en gommer une partie et coller le reliquat sur le dessin : mon ambition étant de réveiller le contenu de l’image par l’effacement. J’intègre donc le paradoxe dans mon œuvre, puissant stimulant pour la réflexion qui permet de faire émerger les limites d’un outil conceptuel. Cette idée de paradoxe est aussi présente dans le titre « Corpus, My Favorite Swimming Pool » qui ne se situe pas dans une piscine mais dans la rue.

Lorsque j’intègre l’improvisation dans mes performances, c’est pour couper court au définitif. C’est rassurant de voir que, bien que faisant partie d’un système ou d’une logique (soit imposés, soit que l’on s’impose) je peux les remettre en question, les faire dévier ou les stopper. Paradoxalement, on peut dire que l’improvisation devient le stade ultime du contrôle… Le monde est une sorte d’iceberg : 90 % de son volume est situé en dessus du seuil que l’on peut observer. En tant qu’artiste, j’essaie de révéler toute cette latence. Cette idée de latence, on la retrouve dans l’expression « temps de latence » qui désigne le délai entre une action et le déclenchement d’une réaction mais aussi dans le cadre des volcans. Dans « What’s night’s up to », je marche autour de la crête d’un volcan, de nuit – car la nuit est révélatrice d’un imaginaire.

L’espace est un support d’expression. Il peut être lumineux comme obscur, ou bien limité, balisé voire infini. Mais la limite spatiale n’abolit pas l’espace qu’elle enferme. Je pense que c’est là qu’intervient la thématique de la fiction plus que dans le rapport au temps – comme on pourrait au premier abord y songer. La fiction possède cette grâce, cette capacité à nous offrir la vérité au lieu de simples informations. Elle est une sorte de poétique du réel. L’absence de lumière favorise aussi cette poésie en nous soustrayant ou bien « gommant » – puisque je gomme – l’aspect visuel de notre environnement : elle féconde les contes, les mythes et nous renvoie à nous-même. Lorsque nous nous trouvons par exemple autour d’une bougie, nous créons sans le vouloir une cohésion sociale bien plus dense que si une ampoule est allumée dans une pièce. L’électricité distend le lien mais d’un autre côté amène une liberté de mouvement. Lorsque l’homme de « What’s night’s up to » prend sa lampe de poche, il exerce sa liberté, il prend littéralement sa vie et la porte. Il entame un voyage vers l’inconnu, mais n’est-ce pas le sens même de notre vie ? Tel Michaux, qui utilise le déplacement comme mode privilégié d’exploration de soi-même, je me traduis en rythme, en territoire par l’intermédiaire du mouvement physique ou psychique et c’est aussi là qu’intervient le pli…

Marcher, c’est déplier la montagne… Les plis nous entourent et nous servent. Le livre est un pli de papier, le tableau était peut-être à l’origine polyptique, fondamentalement surface et pli. De même que l’alternance jour/nuit, le pli m’amène vers le voilement et le dévoilement. Le dépli n’est pas le contraire, mais la continuité du pli, et cette opération peut être infinie. Dans certains de mes dessins, apparaît ce pli, ce « rend-pli ».

Lorsque je me mets en situation de performance, je m’ampute. Je vais, soit me faire ramper, soit me rendre invisible, je suis toujours incomplet dans l’acception que l’on a de l’être humain. Je peux me trouver donc assez démuni face à l’autre auquel je laisse la possibilité, à un moment donné, d’user du pouvoir qu’il a sur moi. D’une certaine façon, je questionne le libre arbitre, bien que mon objectif n’est pas de me mettre en danger. Pour compenser les handicaps que je m’invente, j’utilise des prothèses, un système d’objets qui me rétablissent presque à niveau et me remettent dans la « compétition humaine ». Cette relation à l’usage, à l’ergonomie et au rituel quotidien, assimile ma pratique à celle du designer qui s’interroge sur l’objet relié à un cadre historique, culturel et sociologique. Jusqu’à présent, je portais aussi attention aux matériaux que j’utilisais dans mes créations. Le résultat est composite. Je combine des matériaux de natures différentes, je les juxtapose, mais je ne verse pas dans l’hybridation (concept du métissage). Chaque matériau continue à avoir sa vie propre, même s’il est utilisé dans le cadre d’un système. Il ne se mélange pas. Mon utilisation de l’objet se rapproche de celle dont parle Zinna : l’objet est considéré dans sa double fonction d’interface : – une interface sujet, qui structure les relations entre l’usager et l’objet (pavillon ou habitacle de « Cour d’air » en 1997, le volume de tôle ondulé de la pièce de « Corp-us 0402 ») – une interface objet, qui organise les relations entre l’objet et son environnement objectuel (l’outil agricole modifié dans l’installation pour l’exposition « Du Rural au local » à Montflanquin en 1996, le matelas réalisé pour la pièce « Frozen » en 1997) Je crée donc de « nouveaux objets » non dans le sens d’un apport technologique, mais plutôt gestuel et relationnel.

L’idée de connaissance m’interpelle. Elle induit la notion du vrai et du justifié, elle fait donc appel à la raison mais elle doit servir de tremplin pour nous amener à l’expression. C’est cette expression que je recherche peut-être pour approcher le dévoilement de l’être et éviter l’apparence. Spinoza utilise la notion d’expression précisément pour éliminer l’idée traditionnelle de création et écarter relativement le sujet pensant. J’ai aussi noté que lorsque l’on parle de connaissance, le « nous connaissons » nous positionne en tant que récepteur. Si nous abordons le concept d’expression, le « nous nous exprimons » nous situe au niveau de l’émetteur. Ce concept d’émission-réception se retrouve dans plusieurs de mes installations, dans lesquelles j’utilise un son émis à un endroit, que je mets à l’écoute à un autre endroit. Le son traverse l’espace d’une manière « sous-terraine » et ressurgit. Je n’essaie pas de construire l’espace sonore en lui-même : la plupart du temps, il s’agit des commentaires des visiteurs. Cette trace sonore est la proposition d’un autre chemin que celui que les visiteurs parcourent à pied. On se trouve dans une sorte d’audio-naturalisme urbain, qui tente d’aménager une poly-sensorialité (cf. « Corp-us 04.02 »). Ce son est l’organon du prochelointain – pour reprendre Michel Deguy dans son « Spleen de Paris » : l’oreille est un zoom.

L’écueil de la performance pour moi, serait de tomber dans le récit. Il est vrai que j’utilise l’effet de curiosité, qui est un outil de tension narrative (par exemple lorsque je me frotte au sol dans les rues de Manhattan). C’est le « whodunit » de Hitchcock. Seulement, en répondant rapidement à l’interrogation, je ne permets pas l’émergence de l’impatience chez les passants. Un autre moyen d’éviter la narration est de situer l’action dans le temps présent. Tout récit est diégésis (raconter) dans la mesure où il ne peut atteindre qu’une illusion de mimésis (imiter) en rendant l’histoire réelle et vivante (cf. G. Genette). Le récit suppose donc un narrateur. Or on pourrait me considérer comme un agissant-narrant par le geste, le souffle, le raclement, l’effort, si je ne situais pas ma performance dans l’instant. Mais qu’en est-il des traces vidéo de ces performances ? Ne sont-elles pas des narrations ? Oui peut-être, parce que mon but est quand même d’établir ou de maintenir le contact avec le narrataire (lecteur potentiel). C’est une question qu’il faudrait vraiment que j’approfondisse, car la fonction de communication fait partie de la logique narrative…

Bien sûr que la gestion du temps est importante que ce soit dans les pièces exposées (temps de réflexion, temps de fabrication, temps d’exposition) comme dans le déroulement de la performance. Indépendamment de nous, le temps n’existe pas, c’est la conscience humaine qui le construit. Les animaux et les plantes vivent le présent. Lorsque je me transforme en sous limace dans « Corp-us, My Favorite Swimming Pool » je change de temps. Je mets en évidence le fait que nous vivons parmi des temps hétérogènes. Dans ce cas, le temps est un élément aussi significatif que la combinaison que je porte ou le masque métallique. J’irai même jusqu’à dire que c’est une forme a priori car elle précède les données sensibles. Elle organise toutes les expériences que fait l’homme. L’action (performance) et la fabrication (pièces exposées) sont des notions intimement liées. La chose fabriquée est le produit d’une activité humaine et elle lui survit, tandis que l’action, elle, est passagère. Ce qui les rassemble est leur rapport à la fugacité de l’existence humaine. Pour aller plus loin, la correspondance spatiale du temps est le temple (même étymologie), or ce type d’édifice a récemment attiré mon attention. Je travaille sur un projet qui pourrait mêler le « templum », les crabes, le tracé du dessin… Aux Antilles, le temps est historique, linéaire mais déséquilibré. La conscience du passé s’y est dilatée au point de déborder sur le présent qui avorte de lui-même. Le futur étant l’ensemble des présents à venir, il me semble difficile à envisager… Les antillais se pressent à la recherche de leur temps perdu.

La verticalité et l’horizontalité sont des concepts foncièrement humains. La tension dramatique de l’existence nait de l’opposition de ces deux directions. Henri Maldiney – discret penseur de la philosophie, de l’art et de la psychiatrie – postule la marche (horizontalité) comme un voyage pas à pas en direction de l’avenir. C’est une traversée et l’autoréalisation relève de ce que l’on nomme en latin « experiri » et en allemand « erfahren », mot qui renvoie lui aussi à l’idée d’expérience. La montée englobe le sens temporel de la transformation, de l’autoréalisation par la métamorphose. D’un côté, vous avez donc un mode épique et de l’autre un mode tragique. Lorsque je marche dans l’étendue, j’ai la prévision du lointain, cela suppose un éloignement du passé, et je me laisse donc la possibilité de retour, de retraite, de dissimulation comme d’égarement. L’ascension dans la hauteur n’est pas seulement une entrée dans l’avenir, mais aussi un effort en vue de le conquérir. Et les conséquences d’égarement sont infiniment plus graves dans le cadre de cette « escalade », car existent la possibilité de la chute, du vertige et du nonretour. Aussi lorsque je me positionne à l’horizontal ou que je le fais avec des objets qui sont connus pour leur verticalité, non seulement, je ne m’autorise pas à chuter, mais j’abolis ce schème spatial fondamental de l’autoréalisation de l’homme par la métamorphose…

Dans ma pratique, s’il faut ne retenir qu’une chose, ce ne serait pas le corps en action, mais bien plus l’humain. La marche par exemple – de même que l’œuvre d’art – n’est en réalité qu’un moyen d’être à l’autre. Elle crée la relation qui sous-tend toujours un « potentiel d’amour » échange d’énergie et de chaleur. J’ai pu noter depuis peu, l’émergence de l’humour dans mon oeuvre. L’humour implique la notion de culture. Il a ceci d’ambigu qu’il peut aussi être considéré par les autres comme moquerie ou insulte. Il possède donc cette faculté de rallier ou d’exclure. Il refuse l’héroïque et reconnaît l’insaisissable de la finitude. Le « trait » d’humour nous ramène à la quotidienneté du quotidien, au sensus communis. Mais il a aussi ce pouvoir de rendre le familier fantastique. « L’humour nous renvoie au monde réel en le faisant surréel. Nous retournons aux choses mêmes tout en étant éloignés. En ce sens, l’humour nous fournit une phénoménologie oblique du quotidien, du banal. » Simon Critchley

Note de l’auteur : Si j’analyse le processus créatif qui engendre l’œuvre présentée, il me semble à première vue, être face à un artiste classique : Audry utilise un contexte qui est son cadre (comme le cadre d’un tableau) et y injecte un savant mélange d’improvisation et de méthode. Seuls les outils et les mediums changent réellement : les chaussures remplacent ici le pinceau, la terre parcourue : la toile. Au final, l’engagement est le même : c’est celui d’un artiste qui tente de changer le cours de certaines choses… Mais je crois que l’étonnement, ce sentiment déclencheur de l’attitude philosophique que l’on ressent face à ces oeuvres, ne se situe pas dans sa démarche conceptuelle – plutôt intéressante par ailleurs – mais dans ce que je nomme le « nepantla » (in-between space), concept nahual que je détourne de son contexte mexicain. Originellement, le nepantla indique des points psychiques, spirituels et matériels de transformation potentielle (ponctuation spatio-temporelle). Ce qui se produit entre le concept artistique initial et la réalisation plastique finale – ce nepantla – est à la fois un espace liminal, potentiellement une frontière ou une interface suivant le positionnement choisi. Par extension, ceux qui maîtrisent cette faculté, les « in-betweeners », sont des ponts, ils servent d’agents d’éveils car ils possèdent cette agilité à bouger dans une société multiculturelle. La dimension douloureuse de cette mouvance peut être un certain isolement/retrait, voire une solitude qu’Audry Liseron-Monfils met à profit pour se reconnecter, se resolidariser par l’œuvre.

« And on the drawing board ? »
« Maybe just silence ».

Version en anglais/English version

Pour en savoir plus sur l’artiste

 

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